C'était un narrateur inépuisable. Il me racontait son enfance, sa vie de tous les jours, jusqu'à notre rencontre. Il se livrait entièrement, ce qui ne l'empêchait pas d'affabuler et de brouiller les pistes, lorsqu'il se laissait prendre au charme du récit. Il devenait alors un grand écrivain, sauf qu'il parlait au lieu d'écrire.
La plus vive sensibilité, une intelligence toujours en éveil, le don du verbe et du geste, tout lui appartenait, et il usait de tous ces dons, en tyrannique virtuose, mais aussi en martyr, car il vivait toujours sous le choc de cette maudite grenade américaine, qui lui explosa dans la main, et qui ne finissait pas d'exploser dans sa vie. Que faisait-elle en Algérie, cette grenade américaine ? Elle aurait dû servir à combattre les nazis. Au contraire, elle mutilait et tuait des enfants... Pour vivre la vie d'Issiakhem, il fallait exploser avec lui, pendant des heures, des nuits, et des semaines...
Notre amitié ne fut jamais limitée aux artistes. Nous fréquentions aussi des ouvriers, des étudiants, des gens de tous les milieux. Nos amis étaient innombrables.
Parfois, dans Paris ou à Mantes-la-Jolie, nous étions une horde : acteurs, musiciens, manœuvres, chômeurs, etc... D'autres fois, nous nous retrouvions à quatre ou à cinq, comme dans Nedjma. Nous étions alors une étrange famille, qui me faisait penser au roman de Dostoïevski : les frères Karamozov. C'est pourquoi Issiakhem m'appelait " karama ". Quant à moi, je l'appelais " Oeil-de-Lynx ", pour sa clairvoyance. Nous avions ainsi tout un code. Nos délires collectifs, s'ils avaient pu être enregistrés, formeraient aujourd'hui une bibliothèque.
Il pouvait être aussi un excellent acteur, et tint le rôle de Mustapha dans une lecture publique du Cadavre encerclé, ma première pièce publiée par la revue Esprit, alors que commençait la lutte armée en Algérie. Cette lecture publique avait été organisée au boulevard Saint-Michel par Ahmed Inal, responsable des étudiants algériens à Paris, avant la création de l'UGCMR.
Issiakhem était très lié avec Inal, qui se chargea de recueillir une centaine de souscriptions en vue de publier en tirage à part le cadavre encerclé.
Le premier souscripteur était Gérard Philipe... Quant à Inal, il mourut peu après, les armes à la main...
... Je l'ai vu, plus d'une fois, finir une toile en quelques heures, pour la détruire tout à coup, et la refaire encore, comme si son oeuvre aussi était une grenade qui n'a jamais fini d'exploser dans ses mains. On détruisant son oeuvre, dans un suprême effort de tension créatrice, comme pour briser le piège ultime de la beauté, le peintre viole ses propres formes, car le démon de la recherche le pousse toujours plus loin. Mais toute création commence nécessairement par l'autodestruction. Pour se faire soi-même, il faut toujours trancher les liens, s'opposer à une société qui tue l'homme dans l'artiste et l'artiste dans l'homme. Le peintre qui se veut réellement créateur ne peut pas adorer l'oeuvre créée par lui. Il ressent le besoin de l'éprouver sans cesse. Il court effectivement le risque de la détruire. Et dans cette destruction, il voit en un éclair la gerbe d'œuvres futures qu'il va tirer du feu, de même que le Vietnam s'est construit sous les bombes.
On ne connaît encore que quelques-unes de ses œuvres ; c'est qu'Issiakhem est généreux. Il offre ce qu'il fait, ou s'en sépare pour survivre. Il habite un enfer où il faut faire feu de tout bois, et c'est lui-même qu'on voit brûler, d'un bout à l'autre de son oeuvre. A cette extrême et haute tension, l'art est une catastrophe, un naufrage de l'homme, une vision de l'invisible et un signe arraché à la partie des morts. Mais l'enfer où il vit est la plus belle des fonderies, car c'est là qu'il travaille, avec la rage des Fondateurs. Et ce travail se fait par bonds, ou par sursauts imprévisibles, un travail de volcan à l'intérieur de l'homme, pour qu'il puisse dire : "Je me suis fait moi-même, je reviens du néant, et j'ai lutté contre la mort, grenade contre grenade."
KATEB Yacine
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